I - De l’avant révolution - L’ère prérévolutionnaire ne se limite pas à l’époque Ben Ali ni à celle-ci cumulée avec l’époque Bourguiba. Elle est plus étendue, et plus reculée dans l’histoire. D’ailleurs, elle ne peut être cernée qu’en intégrant tout l’espace arabe. Les arabes n’ont connu, de leur histoire, qu’une seule vraie révolution qui est celle de l’Islam. S’il est vrai que l’Islam est un message divin, il n’en demeure pas moins vrai que la conversion et la réponse à cet appel ne peuvent naître que d’une volonté humaine animée par une profonde aspiration à l’équité, à la liberté et à la progression. En effet, l’Islam a prôné le changement, la progression, bref la révolution. Le principal argument soulevé par ses adversaires était son opposition à leurs traditions, à leurs héritages et son appel à l’amélioration et à la rupture avec l’ancien.
La fin de l’Islam comme révolution ne peut être datée avec précision vu les querelles entre historiens et la difficulté d’établir la véracité des faits rapportés au cours de la période des 4 premiers califes. Néanmoins, une date nette peut être avancée avec le début du règne des omeyyades. Opposants farouches à la nouvelle religion et convertis de dernière minute, leur premier roi Muawiya se serait vanté à maintes reprises d’appartenir au clan des maîtres en Jahiliya et en Islam. Depuis, il n’y a eu que des confirmations de la fin de l’Islam comme révolution tant sur le plan des actes que sur celui des discours. Et c’est cela qui fait la grandeur de la révolution tunisienne : la désespérante longueur de l’avant révolution.
2 - De l’appellation de la révolution - Révolution du jasmin, ça ne veut rien dire. Révolution de la dignité et de la liberté, c’est trop réducteur. Il y en a certains qui se sont révoltés contre l’insoutenable médiocrité, la fausseté suffocante, la monotonie lassante, etc. D’autres, poussés par la soif de gaité et de joie. Ou encore, quelques-uns parce qu’ils s’ennuyaient. C’est une révolution pour embrasser les valeurs supérieures de l’humanité. Elle s’est accomplie dans la conscience de chaque Tunisien. Dans son for intérieur. Il n’y aura point de retour à la tyrannie. Un probable dictateur à l’avenir sera esseulé sans collaborateurs, sans auxiliaires. Il ne trouvera plus de police à réprimer ses opposants, plus de juges à extorquer ses adversaires, plus de plumes à le déifier, plus de comptables, de financiers et de juristes à l’aider à thésauriser, etc. Même pas des hommes à taire ses dérives et sa médiocrité.
Car cette révolution était la révolution de l’Homme en Tunisie.
3 - De la mobilisation et de la main tyrannicide - A quoi doit-on la révolution ? Au chômage, à la marginalisation, à l’injustice, aux disparités entre les régions et les classes, bref à tous les méfaits des gouvernements de l’après-indépendance ? Non. Ces facteurs ont, certes, mobilisé les masses, amassé les foules et notamment les jeunes mais n’ont pas été concluants pour le succès de la révolution. En d’autres termes, ces facteurs ont préparé le terrain et créé la volonté mais n’ont pas accompli l’acte efficace et décisif. La preuve en est l’absence de toute révolution achevée dans le passé et l’avortement de tout mouvement populaire contestataire bien que l’injustice et les crimes soient patents depuis longtemps.
La main qui a commis le meurtre de la tyrannie est l’esprit du temps qui s’est emparé de la jeunesse lui suscitant l’amour de la liberté, de la création et de l’émancipation. C’est la mondialisation qui a agi dans les profondeurs, éveillant les esprits et ouvrant les yeux à l’immensité du possible dans un environnement de liberté. C’est les guignols de l’info, les débats politiques libres dans les médias étrangers, les news de procès d’éminents responsables politiques à l’Occident intentés par des citoyens ordinaires, l’image intériorisée de Saddam et ses collaborateurs en procès puis jugés, etc. C’est aussi et surtout, l’écrasement définitif et retentissant de la dictature de l’information et de la communication avec la propagation salutaire des technologies de la communication.
4 - Ce que la révolution n’est pas - Alors que la ruée vers le butin de la révolution bat son plein, beaucoup ont préféré rouvrir leurs fonds de commerce idéologiques. Ils se sont plantés sur la voie publique criant leurs marchandises en débitant les slogans émotifs. Certains croient que les jeunes ont fait la révolution pour réaliser le rêve de l’union arabe. D’autres partagent l’illusion que la révolution a pris origine dans l’impatience des jeunes à revenir au passé et revivre le temps des pieux prédécesseurs. Il y’en a même ceux qui se figurent que les jeunes se sont révoltés parce qu’ils désirent l’Etat communiste et qu’ils boudent la libre initiative, le succès individuel et la consommation. Et plusieurs prêchent la paranoïa comme attitude idéale par les temps qui courent. Seule la jeunesse est éprise de liberté et de changement. Elle veut respirer pur, elle veut y voir clair, elle veut s’envoler. Elle a dit «que le mal ne soit plus» et le mal ne fut plus. Et à tous ceux qui ont ouvert les débits de slogans, elle n’a qu’un seul mot d’ordre à opposer «que vous ne soyez plus», plus communément connu sous «Dégage».
5 - Des faux révolutionnaires - Ceux-ci se présentent comme des révolutionnaires aguerris, endurcis. Ils sont contre l’avis et son opposé. Ils sont mécontents du fait et du contre-fait. Ils clament leur refus de l’acte et du non-acte. La révolution à leur sens est l’annihilation de tout ce qui a existé avant, n’excluant même pas la couleur de notre ciel et la chaleur de nos étés. Ils sont râleurs, contestataires, opposants éternels. C’est pour cela qu’ils utilisent une arme redoutable : semer le doute, la phobie et la panique. Ils ne voient rien de positif, tout est complot, tout est théâtral, tout est simulé. Ces personnes sont ou bien des commerçants pour lesquels la révolution est un métier n’exigeant que l’art des slogans et des enchères, ou bien des hommes du ressentiment au fond desquels se sont enracinés les complexes de répression, de frustration et d’échec au point où ils refoulent, désormais, la victoire, tel un péché maudit.
6 - De ceux qui ont été pour la révolution parce qu’ils sont contre la révolution - Ce groupe a subi, du moins au niveau corporel, les plus durs méfaits de la non révolution. Il a reçu, avec la révolution, une manne céleste. Plusieurs sont revenus après une longue vie de diaspora, plusieurs autres retrouvent la lumière du jour après de longues années d’obscurité dans les prisons ou dans leurs cachettes. Ils sont pleins de reconnaissance envers la révolution parce qu’elle leur permet de prêcher le retour au passé, la reviviscence du moment originel. Ils sont adorateurs de la reproduction identique du passé sans le moindre spectre de révolution. Pour eux, le point culminant de l’histoire, c’est l’époque de Yathrib. Les règles organisatrices qui ont régi les gens qui venaient de commettre l’infanticide et qui se penchaient sur une idole de pierre, doivent prévaloir dans une société de croyants héritant de 14 siècles de foi en l’unicité de Dieu. Ils ne voient pas dans l’Islam une invitation perpétuelle au progrès mais une solution définitive, un prêt-à-user pour tous les temps. Ceux-ci sont des néo-yathribis mais se nomment avec la complicité de tous «islamistes».
7 - La dangereuse séduction dans la révolution - Comme toute beauté splendide et ravissante, la révolution n’est pas dépourvue de séduction dangereuse et fatale. En célébrant plus qu’il n’en faut la révolution et en la vénérant trop, on court décidément à sa perte sans s’en apercevoir. La révolution en soi, n’est pas un accomplissement ou un couronnement. Elle ne vaut que par ce qu’elle en est un prélude, une annonce. Elle est un positionnement sur la vraie ligne de départ. Si on s’égare au milieu du parcours, la révolution n’aurait été que l’incendie des postes de police, le décès d’un certain nombre de citoyens, la confiscation de biens et le jugement de quelques personnes. Se retrancher dans le narcissisme en croyant qu’on a eu toute la gloire par la révolution serait anéantir ce que porte la révolution de plus beau en son sein : la raison. La révolution doit nous inciter à profiter de la liberté pour glorifier la raison, étudier nos handicaps et analyser nos défauts.
Faute de quoi, la séduction de la révolution peut nous traîner, tel un mouton, à la dictature de l’ignorance.
8 - Du piège mortel de l’apostasie : la dénonciation de l’apostasie - L’apostasie plane sur les têtes tel un fantôme, guette dans le noir tel un ogre, hante les esprits tel une goule terrifiante. Ce monstre œuvre jour et nuit sans répit, sans la moindre faille. Il planifie tout et prévoit tout. Il veut verser sa malédiction sur le peuple béni qui a fait la révolution. On le voit dans les actes de sabotage, dans les violences entre citoyens, dans l’évocation des sujets suscitant la discorde, dans les petites émeutes éparses. Ça pue dans le produit médiocre de nos médias, la banalité des débats de nos politiques, l’inconsistance de nos intellectuels, etc.
Mais réellement, penser ainsi, n’est qu’une ruse de l’âme fatiguée, un artifice de l’esprit paresseux et superstitieux, une astuce du corps qui a perdu toute vigueur. C’est se faire l’illusion — combien propice à l’inertie et à la mollesse —, d’avoir gagné un combat alors qu’il n’a pas été engagé. Parce que, en fait, le tyran n’était que l’obstacle qui barrait la route à tant de révolutions qu’on se doit aujourd’hui d’accomplir.
La déficience désastreuse de la morale et de l’éthique, l’absence sinistre de la foi en toute valeur, la cupidité, l’incompétence, l’inconsistance, la frivolité intellectuelle, la superficialité ne constituent nullement les symptômes d’une volonté assaillante d’apostasie, mais plutôt les informateurs, les mouchards livrant le lieu des prochaines révolutions.
Professer que ces maux sont des échos du passé anté-révolutionnaire au lieu de décrypter en eux des appels, des invites aux révolutions futures, serait le signe d’un intellect sédentaire voulant se soustraire à la marche vers l’élévation.
Voir derrière, ce qui est devant est preuve de désorientation et de posture en direction opposée, de régression. C’est fuir le fantôme de l’apostasie pour se plonger, de plus belle, entre les bras de celle-ci.