Un article d’Anne Morelli, professeure à l’Université Libre de Bruxelles
Les principes généraux de la propagande
de guerre sont toujours pareils. Ils tentent de nous faire adhérer à une
cause belliciste par des déclarations d’abord pacifistes puis
résignées : nous sommes « contraints » par l’Autre à faire la guerre. Il
l’a provoquée et nous allons nous y engager pour de nobles causes : la
protection humanitaire des civils, la démocratie, la lutte contre le
militarisme effréné de notre ennemi...
Bien sûr, lui, commet systématiquement
des atrocités, tandis que notre armée est composée de gentilshommes,
tout au plus susceptibles d’une involontaire « bavure ». En outre cette
guerre n’est en rien risquée de notre côté : la supériorité écrasante de
nos armes nous assure des « pertes zéro » tandis que nos ennemis sont
depuis le début condamnés à la défaite. Enfin, celui qui s’opposerait à
cette guerre courte, morale et forcément victorieuse, ne peut qu’être un
agent de l’ennemi.
J’ai réuni ces principes qui régissent
la propagande, préalable et contemporaine à toutes les guerres depuis le
début du XXe siècle, dans un petit volume [1]. À chaque nouvelle
édition je dois ajouter sur ce même schéma, des exemples de bobards
ayant été utilisés pour mobiliser l’opinion dans les conflits les plus
récents : Afghanistan, Irak... Et à chaque fois je forme un vœu pieux
toujours démenti : j’espère que les lecteurs, avertis, ne se laisseront
plus prendre aux pièges grossiers de la propagande...
Mais la récente guerre de l’OTAN contre
la Libye nous oblige - hélas - une fois de plus à constater que ces
principes sont à l’œuvre... et marchent très bien !
Nous sommes des pacifistes et « réagissons » aux violences libyennesSelon la thèse officielle de l’OTAN, nos
bombardements, via l’opération « Protecteur unifié » (sic), ont pour
but d’empêcher le régime libyen (les mots ont toute leur importance) de
poursuivre ses attaques barbares contre le peuple libyen [2]. C’est donc
« lui » qui a commencé et nous ne faisons que réagir à des violences
ennemies, par ailleurs difficiles à quantifier et juger. Ainsi, les
« rebelles » de Benghazi contre qui agit Tripoli, sont-ils vraiment
d’innocents civils alors que, même leurs toutes premières photos, nous
les montraient lourdement armés (par qui ?) et que leur Conseil National
de Transition se plaint lorsqu’il se rend à l’OTAN à Bruxelles, de
recevoir insuffisamment d’argent pour professionnaliser leur armée [3].
Les bombardements, rebaptisés
« campagnes de frappes aériennes », ont été autorisés par le Conseil de
sécurité de l’ONU le 18 mars 2011 en tant que « réaction » à ces
présumés massacres de civils et pour « protéger les civils libyens ». Il
peut sembler que bombarder des civils pour les « protéger » est
contradictoire, mais c’est bien en ces termes que la mission est lancée
[4]. Elle serait donc, comme toutes les guerres, une « réplique » à ce
que l’OTAN appelle « les attaques barbares du régime de Kadhafi contre
le peuple libyen ».
Khadafi, monstre par intérimLa propagande canalise classiquement la
haine et les ressentiments de l’opinion publique vers un leader ennemi,
sensé être la cause de tous les maux. Il sera à la fois fou, démagogue,
cynique, militariste... Guillaume II pendant la Première Guerre mondiale
- avant Ben Laden, Milosevic ou Saddam Hussein - a ainsi personnifié
l’ennemi à abattre. La guerre a évidemment pour but sa capture, après
quoi l’humanité retrouvera le bonheur.
Le conflit avec la Libye ne fait pas
exception à la règle mais la construction médiatique du personnage de
Kadhafi est particulièrement intéressante. En effet, après avoir été la
personnification du mal, du « terrorisme international » et l’ennemi
public n° 1, rendu responsable de tous les genres d’attentats, le
colonel - qui avait également nationalisé les compagnies pétrolières de
son pays - est redevenu fréquentable. Alors qu’en juin 2011 le ministre
belge de la Défense, De Crem, assure vouloir bombarder la Libye tant
qu’on ne sera pas débarrassé de Kadhafi, il semble avoir oublié que le
chef du précédent gouvernement belge, Guy Verhoofstadt, a reçu Kadhafi à
Bruxelles il y a peu d’années, avec tous les égards possibles. Kadhafi
était alors redevenu un interlocuteur valable, également pour Berlusconi
et Sarkozy qui l’autorisaient à dresser son campement dans leurs
jardins, le traitaient avec familiarité et lui faisaient signer
notamment, l’engagement de stopper chez lui les flux migratoires du Sud
désirant aller en Europe [5].
De nobles bombardementsUn des principes de la propagande de
guerre veut qu’on fasse croire à l’opinion publique que notre engagement
belliqueux poursuit de nobles buts. Il ne doit jamais être question ni
de ressources économiques à maîtriser ni d’objectifs géostratégiques
mais bien de démocratie à imposer, de militarisme à mâter et de pauvres
gens au secours desquels nous volons. Ainsi dans le cas libyen il ne
sera pas question de la maîtrise des ressources pétrolières d’excellente
qualité de ce pays, ni de sa situation stratégique entre deux pays au
destin politique déstabilisé par le « printemps arabe ». Toute la
propagande sera par contre axée sur le manque de démocratie du pays (ce
qui n’est pas faux mais n’entraîne pas systématiquement des
interventions armées de l’OTAN si l’on en croit le statu quo qui règne
en Arabie Saoudite et dans les émirats...) et sur les Libyens qui
attendent notre « aide ».
Cette fois il ne s’agit pas de secourir
les Kosovars, ni les femmes afghanes avides d’émancipation, ni les
Kurdes irakiens ou les Chiites opprimés mais bien de sauver des civils
que nous devons protéger de la brutalité des forces de Kadhafi. Nos
bombardements sur la Libye auront donc un but noble et hautement
« humanitaire ».
Les « atrocités » libyennes et les « bavures » de l’OTANLes guerres traînent inexorablement
derrière elles leur cortège de violences, d’iniquités et de victimes
innocentes. Dans chaque camp - même si à des degrés variés - on
assassine des enfants et des vieillards, on viole, on torture.
Le génie de la propagande de guerre est
de faire croire au public que « nous » menons une guerre « propre »,
contrairement à nos ennemis. Ainsi dans la guerre de l’OTAN contre la
Libye, les médias décrivent dans le menu les atrocités ennemies mais
tentent de passer sous silence celles de l’OTAN et de ses alliés. La
torture a pourtant bien été « légalisée » dans le camp occidental à
l’occasion de la guerre contre l’Irak [6] mais on n’y fait plus la
moindre allusion.
Par contre lorsqu’il devient impossible
de nier le caractère meurtrier des bombardements de l’OTAN, il faudra
minimiser leur caractère atroce. Rebaptisés « frappes » ils sont sensés
être des « raids de précision », visant des cibles uniquement
militaires. Et lorsqu’il appert que les victimes sont des civils voire
des enfants, il faudra d’abord nier, utiliser le conditionnel, parler
des « allégations » du « régime » de Kadhafi qu’on ne peut vérifier,
puis enfin avouer une « bavure », avoir tué « accidentellement » ou
« par erreur » des civils. Ainsi un raid de l’OTAN le 20 juin, sur
Sorman, à 65 km à l’ouest de Tripoli fait quinze morts civils dont trois
enfants. Un journaliste de l’Agence France Presse ayant constaté qui
étaient bien les victimes, l’OTAN ne peut plus nier que ce « raid de
précision » n’a pas touché que des cibles militaires. Elle devra aussi
avouer avoir tué le 19 juin des civils « par erreur » lors d’un
bombardement de nuit à Tripoli, dans le quartier de Souk-al-Yuma,
pourtant habituellement indiqué comme hostile à Kadhafi !) et avoir
accidentellement frappé une colonne de véhicules « rebelles » dans la
région de Brega le 16 juin 2011 [7]. Pour minimiser les dégâts
occasionnés par le bombardement d’une habitation privée, Le Soir [8],
met habilement en doute le témoignage de la victime en écrivant que
Khalid El-Hamidi affirme avoir perdu sa femme, ses trois jeunes enfants
et sa maison lors d’une frappe de l’OTAN et plus loin que sa maison a
été selon lui, frappée par un bombardement de l’OTAN. Le titre parlant
d’une « cible légitime » (sans point d’interrogation), reprend bien
évidemment le point de vue de l’OTAN et décrédibilise celui de la
victime.
Ces « tragiques erreurs » et « dommages
collatéraux » sont bien sûr inexorables mais ne sont relevés que chez
nos ennemis. Lorsque ce sont nos armées ou nos bons alliés de la
« rébellion » libyenne qui s’en rendent coupables la discrétion est de
rigueur. Dès les premières semaines de la « rébellion » et au moins
jusqu’en juillet 2011, l’ONG Human Right Watch (HRW) d’origine
américaine et peu susceptible de sympathie pour Kadhafi, signale que la
« rébellion » libyenne se livre à de graves exactions contre les civils
des régions qu’elle contrôle : passages à tabac, saccages de biens,
incendies de maisons, pillages des hôpitaux, domiciles et commerces...
Mais s’agissant de nos bons alliés, l’information de HRW sera publiée au
conditionnel (« des incidents auraient eu lieu ») [9] contrairement à
ce qui concerne les « atrocités » de nos ennemis, toujours considérées a
priori comme avérées. Quant à ceux qui fuient la Libye n’oublions pas
que la première cause de leur exil réside dans nos propres
bombardements.
Pertes zéroPour rassurer l’opinion publique, la
propagande martèle que nos armes sont si performantes qu’il n’y a aucun
risque à faire participer notre armée à cette nouvelle « opération ».
Il est vrai que des bombardements sont
évidemment bien moins risqués pour celui qui bombarde que pour celui qui
est bombardé (surtout s’il n’a pas une D.C.A. efficace). Ce
déséquilibre flagrant des risques commence cependant à s’estomper
lorsque l’« opération » se prolonge sur terre. Les guerres en
Afghanistan et en Irak devaient aussi se solder théoriquement par « zéro
morts » mais cette prévision a naturellement été démentie par la
réalité.
Le bilan des morts est très sous-évalué
car il ne tient généralement compte que des morts parmi les soldats
« officiels ». Or l’occupation est de plus en plus confiée à des
mercenaires privés, appelés « contractors ». Ces sous-traitants sont,
par exemple en Afghanistan, aussi nombreux que les « vrais » militaires
américains mais leurs contrats échappent au contrôle parlementaire et
médiatique. À elle seule la société L3-Com comptabilise à ce jour 350
morts de soldats privés [10]. Au cas où l’opération libyenne se prolonge
sur terre, soyons donc attentifs, lorsqu’on nous présentera des bilans
rassurants pour « nos » troupes, que ceux-ci intègrent aussi ces
mercenaires, par ailleurs difficilement contrôlables dans leurs façons
d’agir et parfois recrutés sur place sans discernement.
Comment rester critique ?La critique historique nous apprend que
discerner les faits exacts demande de recouper les informations
provenant de sources diverses. Dans le cas présent, l’exercice est très
compliqué sinon impossible : peu d’informations indépendantes filtrent
de Libye, la radiotélévision libyenne est absolument inaccessible à
l’étranger car les émetteurs satellites ont été bloqués et nos médias
accompagnent immédiatement toute information dérangeante d’un
commentaire des « rebelles » que nous soutenons ou de l’OTAN. Ainsi le
contribuable qui se demande pourquoi une partie de ses impôts va payer
les sorties exceptionnelles des F-16 belges et leurs bombes, ne peut que
compter sur lui-même face à la propagande qui déferle dans nos médias,
exercer son bon sens et DOUTER.
Anne Morelli Professeure de « Critique historique » à l’Université Libre de Bruxelles
Présidente de "Femmes pour la Paix"
Bruxelles, le 18 août 2001