Par Habib Kaltoum , microbiologiste, docteur ès-sciences. Résidant à Metlaoui, il est actuellement à la recherche d’emploi
L’ami à qui je rendais visite cet après-midi-là dans sa banlieue
huppée de Tunis avait l’air tout enchanté de me recevoir, et plus encore
de me faire visiter sa somptueuse villa qu’il venait juste d’achever de
construire. Une heure plus tôt il avait tenu à venir lui-même me
chercher au centre de Tunis à bord de sa grosse voiture. Ancien camarade
de classe au lycée Chebbi de Tozeur, il y a de ça, dois-je vous
l’avouer, un petit bout de temps déjà, il avait entre-temps fait de
brillantes études universitaires et entamé depuis une carrière
professionnelle qui l’a vu s’élever haut sur l’échelle des
responsabilités.
Arrivés sur le lieu, et après une rapide présentation aux autres
membres de la famille, la visite guidée pouvait alors commencer. Elle
débutait par le sous-sol, soigneusement ciré, et dans lequel une seconde
berline de marque allemande, flambant neuve, était en stationnement à
l’abri de toute poussière. Empruntant par la suite de larges escaliers
dont les marches étaient recouvertes de marbre, nous avons alors grimpé
pour accéder à la villa proprement dite, construite autour d’un patio
central qui laisse pénétrer la lumière du jour, et au milieu duquel on
pouvait apercevoir une magnifique fontaine suintant d’eau. S’en suivit
après un passage en revue d’une multitude de pièces toutes aussi belles
l’une que l’autre, meublées et décorées avec un goût qui dénote un
raffinement certain. La cuisine, à elle seule aussi spacieuse qu’un
trois pièces parisien, était tout de bois et de marbre véritable, et
elle fleurait bon la cuisine des ‘’gens riches’’ ! Et comme un bouquet
clôturant un feu d’artifices, le clou de la visite allait être la salle
de bain au premier étage (inutile de vous préciser qu’il y en avait déjà
une au rez-de-chaussée). Une pièce toute rose où la lumière s’allume et
s’éteint par le simple toucher du mur, et au centre de laquelle trônait
un étrange jacousi (il faudra bien vérifier que je ne me trompe pas
dans l’orthographe de ce mot !) aux formes insolites ; une curiosité de
baignoire à bulles tout droit importée d’Europe me confiait mon ami,
n’oubliant pas de me préciser qu’elle lui avait coûté, frais de douanes
compris, la bagatelle de dix-sept milles dinars !
La visite terminée, nous pouvions enfin regagner le salon de séjour
pour nous poser un peu et entamer une revue des souvenirs de nos plus
belles années. Déjouant de temps à autre l’attention de mon ami, je
profitais alors pour aller discrètement promener mon regard tout autour,
tentant d’apercevoir l’ombre d’un livre qui trônerait quelque part sur
une étagère ou au-dessus d’une commode. Hélas, j’avais beau chercher et
rechercher, il n’y en avait tout simplement pas ! Mon ami avait tout
chez lui, un dallage tout en marbre, des meubles faits dans du bois
importé des forêts lointaines, et sans parler de sa merveille de jacousi
‘’made in Europe’’. Tout, tout… mais sauf des livres !
Il n’est pas inutile de préciser que ce n’était pas là la première
fois que je rendais visite à l’un des anciens amis de jeunesse, la
plupart ayant bien réussi leur vie professionnelle, et que j’y ressors
avec ce même ressentiment d’abattement et de dépit. Un ressentiment qui
sonne comme un constat, amer et accablant : on ne lit plus de livres en
Tunisie ! Là où l’on jette des livres dans les poubelles de Paris, de
Berlin ou de Madrid, on ne trouve dans celles de Tunis que des torchons
de journaux froissés. Et cela remonte à bien de décennies déjà ! Il me
paraît tout naturel de préciser ici que j’exonère volontiers, sans
l’ombre d’un reproche, un pauvre chômeur ou un ouvrier journalier qui,
cela se comprend, doit d’abord faire face à d’autres préoccupations
vitales avant de penser à aller dépenser ses maigres revenus dans
l’achat de livres. Mais si j’évoque cette anecdote, c’est pour mieux
soulever un problème de fond, largement sous estimé à mes yeux, et qui
risquerait même de peser dans le contexte actuel de gestation
démocratique, et jusque sur le projet de construction de cette Tunisie
nouvelle que nous voulons tous libre, républicaine, ouverte sur le
monde…
Cela fait des mois que je m’efforce de suivre attentivement les
nouveaux hommes politiques qui se bousculent à vouloir occuper la scène,
tendant l’oreille aux uns et aux autres et scrutant tous leurs faits et
gestes, et je ne peux, hélas, que me résoudre à pointer du doigt la
faiblesse de leur discours, tant sur la forme que sur le fond des
propositions qu’ils avancent pour dessiner les contours de ce ‘’destin
nouveau’’ auquel j’ai appelé de mes vœux dans un précédent article paru
ici même. Ce qui me préoccupe, c’est qu’un tel constat n’apparait pas
être simplement la manifestation d’un vide passager, pouvant être
raisonnablement justifié par le musèlement de la parole et
l’interdiction de tout exercice démocratique durant de longues
décennies, mais semble bien être symptomatique d’un mal encore plus
profond et plus répandu qu’on ne le pense. Plus que de l’inculture,
terme qui sous-entendrait que l’on ait intentionnellement choisi de ne
pas faire l’effort de se cultiver, je parlerais pour ma part –quitte à
m’inventer ce mot- de déculture ! S’agissant là d’un tout autre
processus qui découle plus d’une volonté politique arbitraire, pensée et
mise en œuvre dans un but recherché, celui de priver les gens de tout
accès aux véritables sources de culture. Une entreprise qui s’est
activement enclenchée durant les deux décennies du règne de Ben Ali ;
reposant sur toute une panoplie de stratagèmes bien ficelés qui visaient
à écarter tout support culturel (livres et autres), et à l’instauration
d’une sous-culture parallèle officielle, faite d’un bric-à-brac de
folklore local et de manifestations pseudo-culturelles, et qui ne visait
qu’à marginaliser tout effort intellectuel et créatif et annihiler
toute velléité de culture chez le peuple. Cela, j’y reviens, explique en
grande partie que l’on retrouve aujourd’hui des formations politiques
avec à leur tête des hommes dont le discours semble s’être figé aux
années soixante-dix, prônant encore des idéologies déjà ressassées par
le passé et qui, en toute logique, devaient avoir cédé leur place
(nationalisme Nassérien ou baasiste, islamisme fondamentaliste,
communisme ouvrier…).
Un paysage politique qui semble être le fruit d’un enfermement tout à
la fois idéologique et intellectuel, et qui vient traduire au final une
régression dramatique à l’échelle de la vision et du débat d’idées.
Une régression culturelle qui ne s’est évidemment pas limitée aux seuls
hommes politiques, mais qui touche tout autant le reste des composantes
de la société tunisienne. Il n’est ainsi pas rare, à titre d’exemple, de
voir des diplômés d’université qui peinent à rédiger quelques lignes
d’une lettre de motivation, préférant la plupart du temps aller pomper
leur ‘’lettre modèle’’ sur des sites Internet. Plus grave encore, et
j’engage ma responsabilité dans ce que j’écris, est le cas de ces
professeurs d’université en littérature française, qui ne connaissent
toujours pas Michel Houelbecq (pour information, il est le lauréat du
prix Goncourt 2010 pour son roman La carte et le territoire) !
Chers lecteurs, je ne vous apprends sans doute rien de nouveau en
vous disant que les dictateurs n’aiment pas la Culture. Ils n’aiment pas
les bibliothèques qui croulent de livres ; n’aiment pas non plus les
théâtres où l’on jouerait un Shakespeare pouvant se révéler subversif ;
pas plus qu’ils n’aiment des caméras qui filmeraient autre chose que
leur propre personne… La Culture embête les dictateurs et contrarie leur
sommeil, tout comme la lumière aveugle la chauve-souris. D’instinct,
ils savent que l’on endort mieux les peuples en les maintenant dans
l’obscurité ! Cela me fait de la peine de le dire, notre peuple souffre
d’un cruel déficit de Culture ! La machine dictatorial y a imposé son
empreinte en profondeur ; aidée en ça par une presse racoleuse qui lui
était entièrement inféodée, et dont la mission semblait se limiter à
couvrir quotidiennement le moindre fait et geste du prince et de sa
cour, en n’oubliant pas d’y coller par derrière tout le florilège des
actualités footballistiques, de quoi achever d’endormir le peuple ! Tout
y était de pacotille. Les institutions, comme les hommes placés à leur
tête. Des institutions obsolètes, détournées qu’elles étaient de leurs
missions, comme ses maisons de culture essentiellement vouées à
l’organisation des meetings de propagande politique, et qui n’avaient à
l’arrivée de culture que le nom !
Comme beaucoup de mes compatriotes, j’ai suivi, avachi devant ma
télé, le simulacre du procès fait au dictateur déchu. Comme eux, la
colère ravalée, je continue à nourrir l’espoir qu’un jour prochain on
finisse par obtenir son extradition pour qu’il revienne répondre de ses
crimes. Ils sont si nombreux, et tout aussi abominable l’un que l’autre.
Je ne peux toutefois m’empêcher d’imaginer que si ce jour-là il me
serait donné de choisir parmi tous ces crimes, un seul, qui servirait de
chef d’accusation, je n’aurai alors pas l’ombre d’une hésitation à
faire figurer la déculture en tête ! Un crime qui à lui seul recouvre
tous les autres crimes, et qui à mes yeux symbolise et éclaire au mieux
ce que peut être une dictature. Une gouvernance par le caniveau !
Essentiellement vouée au culte de soi et à l’autocélébration ; dans
laquelle les plus serviles se trouvent adoubés et encensés, les plus
méritants méprisés et réduits au silence ! Une gouvernance qui faisait
la part belle aux voyous et aux corrompus, ouvrait grandes les portes à
la médiocrité et la laideur, et qui ne pouvait au final que déboucher
sur une sclérose des esprits et l’instauration d’un désert culturel. Une
société où le langage s’est dramatiquement appauvri, la créativité
intellectuelle et artistique réduite à néant, la poésie faisant place à
l’obscénité… Tout cela laisse augurer l’ampleur du chantier à venir !
La Tunisie d’aujourd’hui a sans doute besoin du retour des touristes
sur ses plages et de l’aide d’investisseurs extérieurs pour soutenir son
économie. Mais elle a aussi besoin de l’ouverture de bibliothèques dans
lesquelles on pourrait à nouveau lire des livres et s’ouvrir au monde.
Elle a besoin de maisons d’édition qui bannissent la censure et laissent
libre cours aux esprits créatifs et aux plumes jusque-là jugées
subversives. Elle a tout autant besoin d’une presse responsable jouant
le rôle qui lui revient dans la transparence de l’information, et qui,
au-delà, aiderait le peuple à voir plus clair dans ses choix futurs… De
tout ça, nous en avons besoin pour donner du souffle à notre élan
révolutionnaire, et éclairer peu à peu le chemin qui nous mènerait vers
ce ‘’destin nouveau’’. Le défit est de taille. Et il est urgent de s’y
atteler.